[Traduit de l'anglais]

Éthique et communauté du hacker

Transcription d'un entretien ayant eu lieu en 2002.[*]


Hackerisme

Tere Vadén (TV) : Un des traits les plus frappants de votre approche des problèmes de la technologie, des logiciels et du reste, est que vous considérez l'aspect éthique et social comme plus important que de possibles avantages techniques. Alors que, peut-être, cela devrait être la norme, il n'en est malheureusement pas ainsi. Le principal problème semble avoir trait à la communauté : quelles sortes de communautés les différentes pratiques de la technologie promeuvent-elles ? Ai-je raison de croire que vous pensez les problèmes éthiques en termes de communautés ?

Richard M. Stallman (RMS) : Oui. La voie qui m'amena à comprendre quelles libertés sont essentielles à l'utilisation du logiciel et quels types de licences sont acceptables, fut de me demander si elles interfèrent, ou non, avec les modalités d'usage du logiciel qui sont nécessaires à une communauté viable.

TV : L'idée de logiciel libre est née de vos expériences au MIT et de la manière dont cette communauté fut infiltrée, et dans un certain sens détruite, par des intérêts commerciaux.

RMS : Oui, c'est exact. Les hackers jouissaient effectivement de la liberté de partager et modifier les logiciels : c'était la base de notre communauté insouciante.

TV : Que veut dire le mot « hacker » pour vous, personnellement ?

RMS : C'est quelqu'un qui aime exercer son ingéniosité de façon ludique, particulièrement en programmation mais d'autres médias sont également possibles. Au XIVe siècle, Guillaume de Machaut écrivit un palindrome1 musical en trois parties. Cela aussi sonnait bien : j'ai dû m'y faire la main une fois, car je me rappelle encore une des parties. Je pense que c'était un bon hack.2 J'ai entendu dire quelque part que J. S. Bach a fait quelque chose de similaire.
Une arène possible pour l'intelligence espiègle est de déjouer la sécurité. Les hackers n'ont jamais eu beaucoup de respect pour les freins bureaucratiques. Si l'ordinateur restait inoccupé parce que l'administrateur ne les laissait pas l'utiliser, ils s'arrangeaient parfois pour contourner l'obstacle et s'en servir quand même. Si cela demandait de l'astuce, c'était amusant en soi, tout en rendant possible un autre hack (par exemple, un travail utile) sur l'ordinateur plutôt que de se tourner les pouces. Mais tous les hackers ne déjouaient pas la sécurité, beaucoup ne s'y sont jamais intéressés.
Sur l'Incompatible Timesharing System,3 système d'exploitation développé par les hackers du laboratoire d'intelligence artificielle,4 nous avons rendu inutile le contournement de la sécurité : nous n'avions simplement pas mis en œuvre de sécurité dans le système. Les hackers avaient réalisé que la sécurité serait un mécanisme de domination de la part des administrateurs. Aussi, nous ne leur en avons pas donné les moyens.

TV : Et au sujet des concepts de liberté et de communauté ? Il y a cette idée que la liberté de distribuer idées, pensées, recettes et logiciels crée les meilleures communautés ; meilleures, du moins, que celles qui reposent sur des limitations commerciales imposées à la distribution et au partage.

RMS : Je pense que c'est une erreur de qualifier ces restrictions de « commerciales », car cela se rapporte aux motifs des restrictions. Les mêmes restrictions imposées avec des intentions différentes feraient les mêmes dégâts. Ce qui importe, ce sont les restrictions, pas les raisons. Un logiciel commercial peut être libre ou non, tout comme un logiciel non commercial peut être libre ou non. Cela ne dépend que de la licence.

TV : Comment définiriez-vous la distinction entre les sphères publique (communautaire, basée sur la liberté) et commerciale ?

RMS : Comparer libre avec commercial revient à comparer le bonheur et le pourpre. Cela n'a pas de sens, car ils ne répondent pas à la même question. Ce ne sont pas des alternatives. La comparaison significative est entre logiciel libre et non libre.

TV : Il semble que la distinction entre « open source » et « logiciel libre » est que le mouvement open source justifie en fin de compte l'idée d'une base utilitariste : l'open source est la meilleure façon de produire des logiciels fonctionnels, tandis que la justification ultime du logiciel libre est le non-intéressement, le non-utilitarisme ; la liberté est inviolable. Est-ce une interprétation correcte ?

RMS : Plus ou moins. Je dirais que la liberté a sa propre valeur, tout comme un logiciel puissant et fiable.

TV : Mais n'y a-t-il pas là un problème ? Un des calculs utilitaristes de l'open source est qu'il est plus rentable (dans le sens de faire plus d'argent ou de faire de meilleurs logiciels) d'utiliser une licence open source qu'une licence libre. Une société comme Apple ou Nokia adaptera l'open source jusqu'à un certain point, précisément le point où le rendre plus libre conduirait à une perte de rentabilité.

RMS : Je suis d'accord qu'il est mauvais que ces décisions (à propos de votre liberté et de la mienne) soient prises par le développeur de logiciel pour son profit, tout comme notre liberté de parole, à vous et à moi, ne doit pas être conditionnée par une décision prise par un tiers quelconque dans son seul intérêt.
Je ne vais pas condamner quelqu'un qui fait la bonne chose pour une mauvaise raison, mais reconnaissons-le, faire confiance aux gens pour qu'ils respectent notre liberté parce que c'est rentable pour eux n'est pas un système fiable pour protéger notre liberté. C'est la raison pour laquelle nous devons réduire le pouvoir politique du commerce.

TV : L'argument qu'utilisera une entreprise, bien entendu, c'est que le profit créé bénéficiera finalement à toute la société. Que répondez-vous à cela ?

RMS : Que c'est une affirmation sans fondement. Un programme non libre ne peut profiter qu'à ceux qui ne valorisent pas leur liberté, et sert ainsi de tentation pour que les personnes abandonnent leur liberté. C'est nocif pour la société.

TV : Il y a ici aussi cette question d'individu/privé opposé à public/communautaire. Il est souvent dans l'intérêt de l'individu de faire quelque chose qui menace la communauté, qui menace la liberté.

RMS : Je sais. C'est pourquoi nous devons penser au bien et au mal pour prendre nos décisions, c'est aussi pourquoi les sociétés ont le concept de punir les actes qui nuisent à la collectivité.

TV : Quelqu'un comme Torvalds (et nous n'avons pas nécessairement à utiliser de nom, ici), partagerait probablement votre enthousiasme à propos du « hackerisme »5 dans le sens d'habileté espiègle, et transposerait cette habileté espiègle à l'art de faire de l'argent et d'apprécier la belle vie. C'est effectivement ce qu'il laisse entendre dans un livre récent appelé The Hacker Ethics (L'éthique du hacker).

RMS : C'est vrai. Le simple fait que quelqu'un aime hacker ne veut pas dire qu'il ait un engagement moral à traiter les autres correctement. Quelques hackers sont concernés par l'éthique – je le suis par exemple – mais cela ne fait pas partie du fait d'être hacker, c'est un trait séparé. Certains collectionneurs de timbres sont très concernés par l'éthique alors que d'autres non. C'est la même chose pour les hackers.
Je suis d'accord avec la personne qui a dit qu'il n'y avait pas d'éthique du hacker, mais plutôt une esthétique du hacker.

TV : Maintenant, si l'on veut éviter les conséquences négatives des activités orientées vers le profit, il semble que l'on doive donner à l'individu une bonne raison de ne pas chercher uniquement son propre intérêt. Et que cette chose, cette raison, devrait être dans la sphère publique.

RMS : Bien sûr. Mais pourquoi traitez-vous cela comme s'il s'agissait d'une nouvelle idée que l'on pourrait seulement suggérer ? Cette idée a des milliers d'années. C'est l'idée de base de l'éthique.

TV : Une question à propos de l'esthétique du hacker : comme vous l'expliquiez, il n'y a pas d'éthique du hacker particulière, car un hacker peut agir de manière éthique, ou non ; rien dans le « hackerisme » n'oblige à un comportement éthique.

RMS : Le hacking n'est pas au départ une question d'éthique. C'est une idée sur ce qui donne un sens à la vie. Mais il a peut-être raison de dire que le hacking peut amener un nombre significatif de hackers à penser la question éthique d'une certaine manière. Je ne voudrais pas complètement rejeter les relations entre hacking et visions de l'éthique.

Bien que quelqu'un ait dit qu'il était plus question d'esthétique que d'éthique, je pense qu'« esthétique » n'est pas, non plus, le bon mot. Une esthétique est une idée de la beauté. C'est la notion de ce qui est émouvant et expressif. Y a-t-il un mot pour cela ? Je peux penser à « la voie du hacker » [the hacker way], mais cela sonne plutôt pompeux et new-age.

Communauté

TV : Cela suggère plusieurs questions. Pour la première, on pourrait peut-être chercher à définir une société idéale ou pousser plus loin, mais laissons cela pour le moment.

RMS : J'aborde ces questions de manière incrémentale. Je ne pense pas pouvoir essayer de concevoir une société idéale et être sûr du résultat. Les essais de proposer une société relativement différente de celles que nous connaissons tendent souvent à être imparfaits et même désastreux. Donc, à la place, je propose des changements locaux que j'ai de bonnes raisons de croire bons. Remarquez que je n'ai pas imaginé seul la communauté du logiciel libre : si je l'avais fait, je ne serais pas aussi sûr que c'était une bonne idée. Je le savais parce que j'en avais l'expérience.

TV : Y a-t-il quelque chose que la numérisation apporte à l'élaboration d'une communauté, quelque chose que les autres médias (comme les livres imprimés) ne pourraient pas offrir, ou bien la numérisation sert-elle « seulement » à rendre plus efficaces les moyens existants ?

RMS : Les ordinateurs et le web rendent plus aisés le travail collaboratif et l'amélioration continue des publications. Je pense que cela deviendra encore plus vrai dans le futur, car les gens développent de meilleures façons d'y arriver. La mentalité « privatrice » (propriétaire) pourrait tout aussi bien être une intention délibérée de nous priver de cet avantage d'Internet.

TV : Maintenant, d'un point de vue historique et philosophique, il semble que plus d'une bonne invention ou plus d'une avancée technologique soient le résultat d'une intensification du colonialisme.

RMS : En général, la technologie est une bonne chose et nous ne devons pas la refuser. La technologie tend à créer des changements culturels. Ce n'est pas nécessairement une mauvaise chose et nous ne devons pas la condamner en bloc. Seuls quelques types spécifiques de changements culturels nécessitent qu'on s'y oppose.

TV : Je ne veux pas nécessairement faire une fixation sur cette opposition public/commercial, mais si nous disons que nous avons besoin d'accords communautaires, de valeurs et de systèmes qui atténuent l'égoïsme individuel, et si nous disons que le monde commercial a systématiquement tendance à promouvoir l'égoïsme, alors nous devons conclure, il me semble, qu'il y a une distinction cruciale entre le communautaire et le commercial ?

RMS : Je serais assez de votre avis. Une personne peut appartenir à une communauté et travailler en entreprise en même temps, néanmoins il y a un conflit fondamental entre l'attitude communautaire et l'attitude commerciale. Je ne dirais pas que le communautaire est bon et le commercial mauvais. Cela n'a pas de sens de vouloir éliminer l'attitude commerciale, car il ne s'agit que d'égoïsme et ce dernier est vital. Les gens doivent être égoïstes jusqu'à un certain point, de même qu'ils doivent être altruistes jusqu'à un certain point. Abolir l'égoïsme n'aurait pas de sens, même si cela était possible.

TV : Je veux dire, de bien des manières on peut dire que les communautés sont basées sur le commercial, de nos jours, dans les pays postindustriels, c'est-à-dire que les gens se rassemblent, travaillent, communiquent, etc., essentiellement pour des raisons commerciales.

RMS : C'est un type de communauté plutôt faible et inefficace, qui n'en mérite guère le nom.

TV : Et de plus, comme vous le savez, la communauté de l'université et de la recherche est aussi très liée aux intérêts économiques des États-nations et des entreprises.

RMS : Pour garder leur intégrité, les universités devraient résister à leur détournement vers des fins commerciales. Elles n'ont pas réussi à résister. Les gens seront toujours en partie égoïstes ; pour empêcher l'égoïsme d'engloutir la société, nous avons besoin d'institutions altruistes comme les universités, ainsi que de gouvernements démocratiques, pour contrebalancer l'égoïsme et lui mettre un frein. Le problème aujourd'hui est que l'égoïsme organisé prend la main sur la société, écrasant les autres institutions qui ont été conçues pour lui mettre un frein.

TV : Mais arrive le contre-argument : une économie de marché libre cherchant le profit maximum est la seule manière de produire de la richesse et des communautés démocratiques fonctionnelles.

RMS : La communauté du logiciel libre montre, comme les coopératives en Suède le montrèrent, que ce n'est pas vrai. Il y a d'autres moyens de produire de la richesse. Mais au-delà de cela, produire de la richesse n'est pas l'alpha et l'oméga d'une société bien faite. Il n'y a aucun besoin de diriger tous les aspects de la vie vers une maximalisation de la richesse totale. L'idée de sacrifier toute chose pour produire des richesses (sans s'occuper de qui en profite !) est exactement ce qui ne va pas dans l'OMC. Pour ce qui est d'établir des communautés démocratiques fonctionnelles, autoriser le commerce à prendre le dessus, non seulement ne le permet pas, mais est carrément contre-productif.

TV : Si l'éthique s'applique à chacun, et si l'éthique est basée sur la communauté, cela veut-il dire qu'il y a une communauté idéale à laquelle chacun devrait appartenir ?

RMS : Je ne pense pas qu'il y ait de rapport.

Copyleft6

TV : Le concept de copyleft est un outil génial pour atteindre les objectifs de la communauté. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur la démarche qui vous mena à cette idée ?

RMS : J'avais vu de simples avis de la forme « copie à l'identique autorisée sous réserve que cet avis soit conservé » et cherché à en élargir la portée pour gérer aussi les modifications.

TV : Prenons un exemple, ici. Je constate qu'un développeur de logiciel libre peut gagner sa vie en réalisant des logiciels libres, car les gens paieront pour le logiciel, les manuels, le bonheur de faire partie de la communauté, etc. Je ne pense pas que ce soit impossible. Cela vaut peut-être pour certains musiciens, même pour des scientifiques, etc. Mais qu'en est-il d'un écrivain, d'un poète ou d'un musicien qui travaille dans un espace linguistique limité ; disons, le finnois. Faire du logiciel, de la poésie ou de la musique libre ne sera pas une option viable, car la communauté est trop petite pour soutenir ce genre d'activité.

RMS : Le système actuel soutient assez mal ces activités. Le remplacer par rien du tout ne rendrait pas les choses pires pour ces gens. Quoi qu'il en soit, je pense que des méthodes volontaristes de soutien pourraient faire un aussi bon travail que le système actuel, peut-être meilleur.

TV : Cela semble conduire à une sorte d'« américanisation » ou d'« anglicisation ».

RMS : Vous ne parlez pas sérieusement, n'est-ce pas ? N'avez-vous pas réalisé que l'ensemble média-copyright7 alimente l'américanisation de la culture dans le monde ? Déconnecter cet ensemble ferait beaucoup pour améliorer la situation.

TV : Je pensais seulement au fait que, dans un espace linguistique réduit, quelque chose comme le copyright favorise la création.

RMS : Pas tant que ça malgré tout. Combien d'écrivains finlandais vivent du copyright aujourd'hui ? Notez que je ne défends pas la simple et totale abolition du copyright pour tous les types d'ouvrages. Voyez mon discours : Copyright et mondialisation.

Mondialisation

TV : Vous avez effleuré certains problèmes de la mondialisation dans plusieurs entretiens récents. L'un de ces problèmes est que le droit du copyright met les pays du tiers monde dans une situation défavorable. Pensez-vous que ces pays ne doivent pas respecter les lois sur le copyright ?

RMS : Les États-Unis n'ont jamais reconnu les copyrights étrangers quand ils étaient eux-mêmes en développement. Alors, pourquoi les autres devraient-ils le faire ? Bien sûr, nous en connaissons les raisons : cela fait partie du système de domination économique que les propriétaires d'entreprises les plus riches ont imposé au reste du monde.

TV : Et en outre, peut-on voir aussi cette question en termes de communautés ? Si je me rappelle bien, vous avez dit que la mondialisation au sens économique ne semblait pas être un bon moyen de promouvoir ou répartir le bien-être.

RMS : Il n'y a rien de mauvais en théorie dans la mondialisation. Ce qui rend la forme actuelle de mondialisation si mauvaise n'est pas son aspect global. C'est que le système OMC/FMI  subordonne tous les autres intérêts à celui des affaires. Les lois de protection environnementale, la santé publique, les droits des travailleurs et le niveau de vie de la population en sont régulièrement écartés. Le résultat est un transfert important de la richesse du peuple vers les propriétaires des entreprises. Paradoxalement, cela semble aussi s'accompagner d'une réduction de la croissance. La meilleure manière de comprendre la « mondialisation » d'aujourd'hui, c'est de la voir comme un système de transfert de pouvoir des gouvernements démocratiques vers le monde des affaires, système qui n'est global que par accident. L'élimination des barrières commerciales pourrait être une bonne chose si elle s'accompagnait de standards mondiaux pour le travail et l'environnement, le système de santé, le salaire minimal (même si non uniforme) et les impôts. Si cela était appliqué mondialement avec la même énergie que mettent les États-Unis à faire pression sur les pays pour qu'ils appliquent le copyright, nous pourrions avoir des échanges mondiaux, des usines propres et de hauts salaires. La communauté mondiale du logiciel libre est un exemple de mondialisation bénéfique : les gens partagent la connaissance avec le monde entier.

Éthique

TV : Quelle est la meilleure façon d'arriver au « travail » éthique ? On dirait que vous invoquez des professeurs tels Bouddha ou Jésus comme exemples de vie éthique.

RMS : Je n'invoque jamais Jésus. Je ne suis pas chrétien et n'admire pas spécialement Jésus. J'admire Bouddha un peu plus, mais je n'invoque aucun professeur ou héros en tant qu'autorité, seulement peut-être à titre d'exemple.

TV : Il est aussi clair que l'un des aspects les plus fascinants et influents de votre travail est que vous vivez comme vous le professez. Est-ce délibéré, dans le sens où vous pensez que l'éthique est une chose qui peut être enseignée par l'exemple ?

RMS : Pas du tout. J'écris sur mes idées éthiques, je voudrais faire plus et mieux si je le pouvais. Bien sûr, il est nécessaire de vivre en conformité avec ses principes, ou alors on est hypocrite et les gens le voient.

TV : Si nous disons que les raisons d'un comportement éthique doivent être données dans la sphère publique, disons par le biais d'un contrat social ou de quelque chose de similaire, et si dans le même temps nous remarquons que la sphère économique et commerciale est conduite par des principes de type « profit maximum », alors nous devons avoir une sorte de séparation entre le monde public et le monde commercial.

RMS : Je ne suis pas ce raisonnement, je ne vois pas de séparation. L'éthique s'applique à chacun, et tout l'intérêt de l'éthique est que, si des choses que vous auriez souhaité faire égoïstement sont mauvaises, vous ne devriez pas les faire. Ceci s'applique à l'égoïsme de groupe aussi bien qu'à l'égoïsme personnel.

TV : … et donc, le monde commercial serait quelque chose qui, presque nécessairement, corromprait l'idée de liberté.

RMS : Les affaires ont cette tendance. Les entreprises dispensent un mécanisme qui exacerbe l'égoïsme des gens, lesquels en tant qu'individus sont en partie égoïstes, mais ont aussi une éthique limitant cet égoïsme. Le résultat est un égoïsme qui souvent ne peut être maîtrisé par une éthique, quelle qu'elle soit. Changer cela demandera d'éliminer le pouvoir du commerce mondial sur les gouvernements.

TV : En lisant une nouvelle fois « Les hackers » de Steven Levy, j'ai été frappé par un problème : les hackers tels que le livre les dépeint sont concernés par l'éthique du hacker essentiellement dans la mesure où elle concerne « des outils pour faire des outils ».

RMS : Je ne le pense pas. Un bon nombre de nos programmes étaient des outils pour faire des programmes, mais très peu étaient des « outils pour faire des outils ». Pourquoi beaucoup d'entre eux étaient-ils des outils ? Parce que les hackers écrivant des logiciels ont des idées pour améliorer les façons de le faire. Ce que font les hackers informatiques est programmer, aussi sont-ils passionnés par tout ce qui rend la programmation plus facile.
Si un hacker fait du quadrille,8 il sera passionné par tout ce qui sera utile en informatique pour le quadrille. Il pourrait écrire un programme aidant les gens à apprendre le quadrille. Cela est vraiment arrivé. Peu de hackers pratiquent le quadrille, mais tous programment. Donc quelques-uns s'intéressent à l'écriture de programmes pour le quadrille mais beaucoup s'intéressent à des programmes pouvant servir à la programmation.

TV : Levy n'est pas très dur à ce sujet, mais le manque de scrupules avec lequel les premiers hackers du MIT ont accepté les fonds du ministère de la défense [Department of Defense, DoD] est un point à souligner.

RMS : Quelques hackers, à l'époque, n'étaient pas à l'aise avec les fonds du DoD, mais ils ne sont pas allés jusqu'à la rébellion (en démissionnant, disons !). J'étais en désaccord avec eux, je ne pense pas qu'il était mauvais d'accepter ces fonds, je ne le pensais pas à l'époque. Le financement par les entreprises est bien plus dangereux.
Aussi, je ne les qualifierais pas de peu scrupuleux pour avoir accepté ces fonds.

TV : Cela rappelle la « rationalité instrumentale » dont parlait l'école de critique théorique de Francfort : la rationalité qui fait partie des outils, mais non des objectifs.

RMS : Les ingénieurs de toutes spécialités sont connus pour cela. Je ne suis pas sûr que ce soit plus vrai pour les hackers que pour les autres.

TV : Cela m'amène à la question : si l'éthique concerne les buts et le contenu, quelle est exactement la société ou la communauté défendue par le logiciel libre ?

RMS : Mon but est que nous nous aidions mutuellement à mieux vivre ensemble. L'amélioration de la connaissance humaine en fait partie, faire en sorte que celle-ci soit accessible à chacun en fait partie, encourager l'esprit de coopération en fait partie. Ces buts s'appliquent à différents domaines de la vie, mais dans le champ du logiciel, ils nous dirigent vers le logiciel libre.

TV : Quand et comment vous êtes-vous rendu compte que l'attitude « outils pour faire des outils » n'était pas suffisante ?

RMS : « Simplement des outils, sans penser à leur utilisation », c'est une idée que j'ai piochée dans mon adolescence, je pense. C'était bien connu dans les années 60, il n'y avait pas spécialement à chercher pour que cela vienne à l'esprit. Je pense à la chanson de Tom Lehrer « Werner von Braun » :

I send rockets up, but where they come down
is not my department, says Werner von Braun.
9

Beaucoup de gens ont entendu cette chanson.

TV : Et, peut-être plus intéressant, comment combinez-vous les deux, le hacking qui est intense et intéressant, et le travail éthique du monde réel, qui est souvent délicat et ennuyeux ?

RMS : Ici, vous semblez postuler que le hacking n'est ni éthique, ni dans le monde réel. Je suis en désaccord avec ces deux assertions. Ainsi, quelques parties du développement et de l'édition d'un programme fonctionnel sont délicates : elles ne sont pas simplement ennuyeuses, elles sont frustrantes. Mais des milliers de hackers dans la communauté du logiciel libre réalisent ces tâches afin de publier des logiciels libres fonctionnels et fiables.

TV : Je pense que c'est assez courant dans des spécialités comme l'informatique, la physique, les mathématiques, la philosophie, où l'austérité et la pureté du formalisme donnent un plaisir intense de nature « non terrestre ». Y a-t-il un lien ? Doit-il y en voir un ? Et comment reliez-vous les deux ?

RMS : Y a-t-il un lien entre le plaisir des pures mathématiques et le reste de la vie ? Non, je vois peu de connexions et pourquoi en faudrait-il une ?

J'adore la danse folklorique, aussi bien que les mathématiques pures. Il n'y a pas grand rapport entre ces plaisirs et le reste de ce que je fais. Pourquoi devrait-il y en avoir ? Ils sont tous deux innocents. Y a-t-il un « trou » que je doive « combler » ?


Notes de traduction
  1.   Palindrome : mot ou groupe de mots pouvant être lus de gauche à droite et vice versa.
  2.   Hack : bidouille, bricole ingénieuse.
  3.   Incompatible Timesharing System (ITS) : « système à temps partagé incompatible », nommé en opposition avec CTSS (Compatible Time Sharing System), utilisé précédemment au MIT.
  4.   Artificial Intelligence Lab, ou AI Lab.
  5.   Hackerisme : acte de hacker, faire un hack.
  6.   Copyleft : terme inventé en opposition à copyright (droit d'auteur), parfois traduit par « gauche d'auteur ».
  7.   Le copyright américain est l'équivalent du droit d'auteur français, mais comme il y a des différences significatives sur le plan juridique, nous ne traduisons généralement pas ce terme.
  8.   Quadrille : danse de bal en vogue du début du XIXe jusqu'à la première guerre mondiale.
  9.   J'envoie des fusées, mais où elles tombent n'est pas mon rayon, dit Werner von Braun.