Remise en cause de la position de SCO : une analyse critique de leurs revendications nébuleuses
par Eben Moglen [*]Vendredi 1er août 2003
Les utilisateurs de logiciels libres de par le monde font actuellement l'objet de pressions de la part du groupe SCO (anciennement Caldera) en vue de les faire payer, au motif que SCO prétend avoir de la « propriété intellectuelle » sur le noyau Linux ou d'autres logiciels libres, de sorte que les utilisateurs auraient à acheter une « licence » à SCO. Des allégations apparemment sérieuses ont été faites d'une manière manquant vraiment de sérieux : par communiqué de presse, sans être accompagnées de preuves qui permettraient d'estimer sérieusement l'assise réelle de ces revendications. Les entreprises qui utilisent de manière significative des logiciels libres cherchent à évaluer les fondements factuels et légaux de cette exigence. Le fait de ne pas se présenter avec une quelconque preuve d'infraction aux droits de SCO est déjà en soi suspect ; l'annonce publique faite par SCO de sa décision de poursuivre en justice les utilisateurs, plutôt que les auteurs ou les distributeurs, des logiciels libres en prétendue infraction ne fait que renforcer les soupçons.
Il est impossible d'évaluer la pertinence de preuves non divulguées. Sur la base des faits actuellement connus, à savoir les faits que l'entreprise SCO elle-même a choisi de divulguer, un grand nombre de questions très graves se posent à propos des revendications de SCO. En tant qu'avocat ayant une expérience assez considérable dans le domaine des licences de logiciels libres, je vois des raisons substantielles de rejeter les affirmations de SCO. Ce qui suit n'est pas un conseil juridique : les entreprises doivent prendre leurs propres décisions sur la base d'une analyse de leur propre situation via la consultation de leurs propres avocats. Toutefois, je souhaiterais suggérer quelques questions que les clients et les avocats pourraient vouloir creuser lorsqu'ils détermineront leur réponse aux exigences de la licence de SCO.
Où est le problème ?
Qu'est-ce que SCO prétend posséder qui lui aurait été pris ou aurait été détourné par autrui ? Bien que SCO parle de « propriété intellectuelle », ce terme générique mérite des clarifications. L'entreprise SCO n'a pas prétendu dans un quelconque procès ou un quelconque communiqué de presse qu'elle détient des brevets qui ont été violés. Elle n'a fait valoir aucune revendication à propos de ses marques commerciales. Dans son procès actuellement en cours l'opposant à IBM, les revendications de SCO portent sur une utilisation frauduleuse de secrets de fabrication, mais SCO n'a pas menacé de faire valoir de telles revendications à l'encontre des utilisateurs du noyau de système d'exploitation qu'est Linux, pas plus qu'elle ne le peut. Il est incontestable que SCO a elle-même pendant longtemps distribué le noyau Linux, sous les termes de la licence publique générale GNU (GPL) [1]. Prétendre que l'on a un secret de fabrication dans un produit que l'on diffuse soi-même intégralement sous les termes d'une licence qui permet la copie et la redistribution illimitées viole les deux principes de base de toute revendication concernant le secret industriel : (1) il faut qu'il y ait un secret, et (2) il faut que le plaignant ait pris des mesures raisonnables pour conserver ce secret.
Ainsi, les revendications de SCO à l'encontre des utilisateurs du noyau Linux ne peuvent se fonder ni sur des brevets, ni sur des marques commerciales, ni sur des secrets de fabrication. Il ne peut donc s'agir que de violation de copyright. Effectivement, dans son premier communiqué précis, SCO a revendiqué que certaines des versions du noyau Linux (à savoir les versions 2.4 « stable » et 2.5 « développement ») contiennent depuis 2001 des portions de code copiées de l'Unix Sys V de SCO, en violation de son copyright [2].
La démarche classique lors de différends concernant des violations de copyright est de montrer l'œuvre dont le copyright serait violé au(x) distributeur(s) de l'œuvre incriminée. Ce n'est pas ce que SCO a fait. L'entreprise a proposé de montrer certains éléments à des tierces parties qui n'ont pas d'intérêt dans les copyrights sur le noyau Linux, et ce avec une clause de confidentialité. Le communiqué de presse de SCO du 21 juillet affirme que le code utilisé par certaines versions récentes de Linux pour la gestion symétrique du multitâche (SMP) contrevient à ses copyrights. Les contributions de chacun au code du noyau Linux sont connues de tous : le support SMP du noyau est avant tout l'œuvre de contributeurs fréquents travaillant pour Red Hat, Inc. et Intel Corp. Et pourtant, SCO n'a pas montré une quelconque portion de code qui aurait été copiée par ces développeurs. À la place, SCO exige des utilisateurs qu'ils prennent une licence. Ce qui nous amène à la question suivante.
Pourquoi les utilisateurs ont-ils besoin d'une licence ?
En général, les utilisateurs d'œuvres sous copyright n'ont pas besoin de licence. La loi sur le copyright des États-Unis accorde aux détenteurs du copyright un certain nombre de droits exclusifs sur leurs œuvres. Concernant les logiciels, ces droits exclusifs accordés par la loi portent sur la copie, la distribution et la modification ou la réalisation d'œuvres dérivées. Les tiers qui souhaiteraient bénéficier de certaines de ces prérogatives exclusives requièrent l'autorisation des ayants droit, sans quoi ils enfreignent la loi. Mais cette loi n'accorde pas aux ayants droit le droit exclusif d'utiliser l'œuvre ; cela invaliderait l'idée même de copyright. Il n'y a pas besoin de l'accord des ayants droit pour lire le journal ou pour écouter une chanson. Il est donc autorisé de lire le journal par-dessus l'épaule d'un autre ou d'écouter de la musique qui flotte dans une brise d'été, sans pour autant payer les ayants droit. Les utilisateurs de logiciels sont parfois déroutés par l'habitude de proposer des logiciels avec des contrats, le tout dans un emballage sous vide ; pour utiliser le logiciel on doit accepter un contrat avec le fabricant. Mais ce n'est pas parce que la loi requiert une telle licence.
C'est la raison pour laquelle des procès sous la forme de ceux que SCO menace d'intenter – à l'encontre d'utilisateurs d'œuvres couvertes par le copyright, pour obtenir des dommages et intérêts – n'ont en fait jamais lieu. Imaginez l'équivalent littéraire de la fanfaronnade actuelle de SCO : une maison d'édition A affirme que le roman à succès de l'auteur X qui augmente significativement les ventes de la maison d'édition B est un plagiat d'un de ses propres romans restés dans l'ombre, écrit par l'auteur Y. « Mais nous n'allons pas poursuivre l'écrivain X ou la maison d'édition B ; nous allons poursuivre tous les gens qui ont acheté le livre de X. Ils devront nous payer une licence immédiatement ou nous les poursuivrons ! » annonce le directeur de la maison d'édition A lors d'une conférence de presse. Cela n'arrive pas, pour la simple raison que ce n'est pas légal.
Mais les utilisateurs de logiciels libres ne font-ils pas des copies et n'ont-ils pas besoin d'une licence pour cela ? La loi sur le copyright inclut une limitation spécifique aux logiciels concernant le droit exclusif à la copie. Ce n'est pas enfreindre les droits exclusifs des ayants droit que de copier un logiciel dans le but de l'exécuter sur une machine, pas plus que dans le but de faire des sauvegardes ou de la maintenance sur la machine. De telles copies ne requièrent pas de licence. Mais que se passe-t-il si une entreprise a récupéré une seule copie du noyau Linux d'une source quelconque et l'a ensuite copiée des centaines ou des milliers de fois pour l'installer sur un parc de machines ? Cette entreprise aurait-elle besoin d'une licence pour ce faire ? Oui, elle en aurait besoin, et elle la possède d'ores et déjà.
Les utilisateurs possèdent-ils déjà une licence ?
Le noyau Linux est un logiciel qui marie des contributions soumises au copyright de dizaines de milliers de particuliers et d'entreprises. Il a été publié et distribué sous GPL, ce qui donne à quiconque, où qu'il soit, le droit de copier, de modifier et de distribuer le code source, du moment que toutes les distributions se font sous les termes de la GPL et seulement celle-ci, qu'il s'agisse de distribuer des versions modifiées ou pas dudit code. La GPL exige que toute personne qui reçoit des binaires exécutables de programmes sous GPL reçoive le code source complet, ou une offre pour ce dernier, ainsi qu'une copie de la licence. La GPL stipule que quiconque reçoit une copie d'un programme sous GPL reçoit une licence ayant pour clauses celles de la GPL, de la part de tous les ayants droit dont le travail est intégré sous forme combinée ou dérivée dans le programme publié sous GPL.
Répétons-le, SCO distribue depuis longtemps le noyau Linux sous les termes de la GPL et continue de le faire au moment de la rédaction de ce texte. Cette entreprise a directement fourni à des utilisateurs des copies de cette œuvre accompagnées de copies de la licence. SCO ne peut se plaindre du fait que, recevant une œuvre sous copyright dont la licence stipule qu'elle autorise la copie, la modification et la distribution, des gens procèdent à des copies, modifications et distributions. Ceux qui ont reçu de SCO ce logiciel sous une licence donnée ne sont pas requis, en toute théorie, de prendre une autre licence pour la seule raison que SCO souhaiterait que, finalement, la licence que cette entreprise utilisait déjà soit différente.
En réponse à ce simple constat, certains responsables de SCO ont dernièrement soutenu qu'il y a une différence, restant à clarifier, entre leur « distribution » du noyau Linux et la « contribution » au noyau de leur code sous copyright, si tant est que le noyau contienne effectivement du code leur appartenant. En ce sens, ils ont cité la section 0 de la GPL, qui stipule que « La présente licence s'applique à tout programme (ou autre travail) où figure une note, placée par le détenteur des droits, stipulant que ledit programme ou travail peut être distribué selon les termes de la présente licence. » Le noyau Linux contient de telles notes dans chacun des endroits appropriés du code, et personne n'a jamais nié que le travail agrégé était diffusé sous la licence GPL. SCO, alors dénommée Caldera, a en effet contribué au noyau Linux, et ses contributions sont dans des modules contenant les mêmes en-têtes GPL. La section 0 de la GPL ne donne pas à SCO une forme d'exception à la règle générale de la licence ; l'entreprise a distribué le noyau Linux sous GPL et elle a donné à tous le droit de copier, de modifier et de distribuer les éléments sous copyright que contient le noyau, dans la mesure où SCO possède ce copyright. SCO ne peut pas non plus prétendre que sa distribution était non intentionnelle : SCO a sciemment et commercialement distribué Linux pendant des années entières. Elle a profité dans son activité des trouvailles sous copyright de dizaines de milliers d'autres développeurs, et aujourd'hui elle décide de trahir la confiance de la communauté dont elle a longtemps fait partie en affirmant que sa propre licence a un autre sens que ce qui y est écrit. Quand un ayant droit dit « Vous avez une licence de ma part, mais je considère qu'elle ne s'applique pas. Prenez une autre licence à un coût supérieur et je vous laisserai tranquille », quelle raison a-t-on de faire confiance à cet ayant droit pour qu'il accorde plus de respect à cette seconde licence qu'il n'en a accordé à la première ?
Conclusion
Les utilisateurs, à qui SCO a demandé d'acheter une licence au motif d'une prétendue violation du copyright de SCO lors de la distribution du noyau Linux, sont en droit de poser plusieurs questions critiques. Tout d'abord, où sont les preuves de cette violation ? Qu'est-ce qui a été copié des travaux sous copyright de SCO ? Ensuite, quel que soit le détenteur du copyright, pourquoi aurais-je besoin d'une licence pour utiliser cette œuvre ? N'avez-vous pas vous-mêmes distribué cette œuvre, sous une licence qui permet à tous, moi compris, de la copier, de la modifier et de la distribuer librement ? J'ai téléchargé une copie de cette œuvre sur votre site FTP, vous m'avez fourni le code source et une copie de la GPL, et vous êtes maintenant en train de me dire que vous n'étiez pas en train de me fournir une licence GPL pour tous les codes sources, pour ceux du moins qui étaient de votre ressort ? Poser ces questions aidera les entreprises à décider de la marche à suivre pour répondre aux exigences de SCO. J'espère que nous aurons bientôt certaines des réponses.
Notes
- ↑ Le code source du noyau Linux était disponible sur le site FTP de SCO le 21 juillet 2003, lors de l'écriture de ce texte.
- ↑ Se reporter au communiqué de presse de SCO daté du 21 juillet 2003.
[*] Eben Moglen est professeur de droit à la Columbia University Law School. Il travaille bénévolement pour la FSF comme avocat-conseil général [General Counsel].